Source : Les echos start

Depuis le 1er février, dans le canton suisse du Tessin, certains employés de l’Etat qui prennent une pause cigarette doivent badger. Objectif : décompter de leur temps de travail les moments de détente passés à fumer lorsqu’ils s’ajoutent aux deux pauses de quinze minutes accordées à tous quotidiennement.

« Les absences continues du poste de travail pour fumer représentent un traitement inégal entre fumeurs et non-fumeurs, et une perte de productivité ».

Fabio Badasci, député au Parlement tessinois, pour Le Temps

Le quotidien Le Temps précise que pour l’heure, cette mesure s’applique uniquement aux employés de deux bâtiments, du gouvernement cantonal et du Parlement, mais qu’elle pourrait être étendue à l’avenir.

Quelle est la règle concernant les pauses, en France ?

Légalement, chaque salarié a droit à une pause de vingt minutes (non rémunérée) après six heures de travail effectif. Par « travail effectif », l’administration entend un « temps pendant lequel un salarié ou un agent public est à la disposition de l’employeur ou de l’administration et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles ». Durant cette pause de vingt minutes, le collaborateur peut téléphoner, prendre un café ou, bien sûr, fumer une cigarette…

Certains accords de branche ou conventions d’entreprise accordent un temps de pause supérieur. Aussi, « une tolérance existe concernant les temps de pause au travail dès lors que le salarié les prend de manière raisonnable, tant en termes de fréquence que de durée », précise le site service-public.fr.

Dans les faits, en France, un certain nombre de professionnels vit déjà la situation des fonctionnaires tessinois.

« Les pauses cigarettes sont décomptées du temps de travail pour les salariés qui doivent badger pour prendre une pause, explique . Je pense par exemple aux caissières, aux conducteurs de train ou aux vendeurs. »

Me Emmanuel Gayat, avocat au cabinet JDS Avocats, spécialisé en droit du travail

À l’instar du canton du Tessin, devrait-on décompter les pauses cigarette du temps de travail ? Pour ce match, donnons la parole à Erick Serre, fondateur d’une entreprise qui aide les salariés à arrêter la cigarette et à Nicole Maggi-Germain, enseignante-chercheuse en droit social.

Pour

Erick Serre, fondateur d’Allen Carr France, entreprise qui propose d’accompagner les entreprises à diminuer le tabagisme sur le lieu de travail

« Je suis favorable au décompte des pauses cigarettes du temps de travail, à condition d’offrir aux salariés fumeurs une opportunité pour arrêter de fumer, de les accompagner. C’est-à-dire de profiter d’une contrainte pour en faire une opportunité. Contraindre sans contrepartie crée un climat délétère dans l’entreprise. Le fumeur se sent stigmatisé alors qu’il est dans une addiction difficile à contrôler, qu’il a besoin d’aide pour arrêter de fumer.

Prendre des pauses pour aller fumer est une perte de temps considérable. Imaginez le temps que perd un fumeur qui travaille dans une tour à la Défense et qui doit prendre l’ascenseur pour aller en extérieur. Ou un salarié d’une coopérative laitière, dont tout le site est non-fumeur, qui doit faire 200 mètres pour sortir de l’enceinte de son entreprise.

Pour décompter ces pauses cigarette, certains managers pourraient mettre en place des outils comme des pointeuses-badgeuses qui contiennent un logiciel de gestion des temps. Et les fumeurs rattraperaient ce temps de pause cigarette le matin ou le soir.

Le fumeur coûte cher à son entreprise. On estime qu’un fumeur prend cinq pauses cigarette de six minutes par jour – il s’agit là d’une estimation basse, selon moi – et qu’il prend deux jours de congé maladie par an de plus qu’un non-fumeur. Au final, en moyenne, on estime le coût d’un fumeur à 3.759 euros par an à l’entreprise (somme calculée sur la base d’un coût horaire du travail de 34,30 euros pour l’employeur).

Au quotidien, beaucoup de non-fumeurs se sentent lésés car ils voient leurs collègues fumeurs prendre plus de pauses qu’eux. Ce sont des sources de tensions qui, évidemment, n’améliorent pas le climat social dans l’entreprise. Les fumeurs prennent davantage de pauses pour une raison simple : le manque de nicotine se fait sentir à peu près 45 minutes après avoir fumé. Un fumeur ne prend pas une pause pour se détendre d’une fatigue mais pour assouvir son manque de nicotine.

Quant à l’idée que les fumeurs en pause en profitent pour échanger entre collègues, cette justification est avant tout avancée par les fumeurs. Les non-fumeurs se parlent autant que les fumeurs et dans les sites qui sont devenus non-fumeurs on ne constate pas un déficit de communication entre collègues.

Chacun sait que le tabac est source de problèmes de santé et qu’il est de la responsabilité de l’entreprise de préserver la santé de ses salariés et de leur offrir un environnement sain. Décompter les pauses cigarettes permettrait d’inciter les fumeurs à diminuer, voire arrêter de fumer, s’ils sont accompagnés. »

Erick Serre

Contre

Nicole Maggi-Germain, enseignante-chercheuse en droit social, directrice de l’Institut des sciences sociales du travail de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

« Je suis opposée au fait de décompter le temps de pause du temps de travail, peu importe le motif de la pause, que ce soit pour aller boire un café, fumer une cigarette ou tout simplement s’aérer et se détendre.

Le temps de travail est aussi un temps de socialisation, qui dépasse l’approche productiviste, économique. Quand je prends une pause pour discuter avec un.e collègue de ses vacances, de sa famille, je noue du lien social. On apprend à se connaître, à comprendre comment l’autre fonctionne, comment il travaille. Ce sont ces temps de socialisation qui permettent de construire des collaborations au sein d’un collectif de travail.

La résolution des conflits dans une entreprise ne se fait pas seulement dans un cadre institutionnalisé, mais d’abord devant la machine à café, par exemple. On résout des problèmes en même temps qu’on aborde des sujets plus légers. Parce qu’ils structurent la communauté de travail, ces temps de socialisation permettent aussi de donner un sens à l’engagement des salariés dans leur travail et de participer pleinement à la bonne marche de l’entreprise.

On peut comprendre que les salariés non-fumeurs qui voient leurs collègues prendre une pause s’interrogent sur leurs propres droits. Cette forme de défiance entre salariés est le fruit de la définition du temps de travail introduite par la loi Aubry de 2000. Cette loi a conduit à distinguer le temps de travail « effectif » des autres temps « sociaux ». En réduisant le temps de travail à 35 heures hebdomadaires, le législateur a, dans le même temps, exclu les temps de pause du temps de travail « productif ».

Le temps de pause n’étant plus rémunéré, il devient alors essentiel, pour les salariés, de concentrer leur temps de travail sur une durée la plus courte possible. Cette définition du temps de travail limitée au temps de travail « productif » renforce le mouvement d’individualisation des relations de travail. En fixant chaque salarié à son poste de travail, l’entreprise est de moins en moins une communauté de travail, un espace dans lequel on échange.

De mon point de vue, il est essentiel que le gestionnaire des ressources humaines accepte qu’il n’existe pas une seule façon de travailler. Il y va de l’intérêt de l’entreprise de reconnaître qu’il existe des salariés aux capacités professionnelles diverses qui constituent la vraie richesse de l’entreprise. Plus que de savoir si les temps de pause doivent ou non être rémunérés, la question fondamentale est celle de l’abandon de la référence au temps de travail effectif. Il faudrait reconnaître qu’il existe des temps « sociaux », dont font partie les temps de pause, qui participent pleinement à la productivité de l’entreprise. »

Nicole Maggi-Germain